15 mai 2012

L’école de Sudbury Valley : l’école médiathèque où l’on s’instruit soi-même

L’école américaine de Sudbury Valley, sise à Framingham (Massachusetts), apporte la preuve qu’une école peut être libérale tout en n’étant pas étroitement élitiste[1], attachée à l’émancipation et à la promotion des jeunes sans être « républicaine » et jacobine, moderne et fondée sur l’autonomie de l’élève sans puiser son inspiration dans une idéologie libertaire ou socialiste. Pour Yves Morel, l’offre éducative des écoles Sudbury permet, d’une part, d’offrir aux jeunes une formation de qualité sans les soumettre à une sélection aveugle et, d’autre part, de leur faire faire l’apprentissage de la liberté qui mène au savoir, et non à l’anarchie.

Fondée en 1968 par David Greenberg, alors jeune professeur de sciences physiques à l’université de Columbia (New York), aidé par son épouse Hanna et une jeune éducatrice novatrice, Mimsy Sadofsky, cette institution met en pratique un mode d’éducation et d’instruction reposant sur la seule et libre curiosité de l’élève. Ce mot ne recouvre  pas, en l’occurrence, la même réalité que dans nos écoles « républicaines ». Il ne s’agit ni de l’élève en blouse grise de la « communale » ferryste, ni du membre de la communauté scolaire de Freinet, ni de l’apprenti-citoyen de Dewey, ni de l’élève adonné à des travaux personnels encadrés à la Pantanellaou à la Meirieu, ni de l’élève des écoles libres « select » à la fois élitistes de vocation et modernes quant aux pratiques. L’élève de l’école de Sudbury Valley n’est rien de plus qu’un jeune garçon ou une jeune fille qui se rend dans une institution ressemblant à une médiathèque, afin de s’instruire soi-même par la lecture et des exercices, seul(e) ou avec ses condisciples, avec ou sans l’aide d’un enseignant, selon son envie et sa curiosité, à son rythme, mû(e) par la seule ambition – confondue avec le désir – de savoir, sans esprit de compétition, sans l’obsession du succès, du « mérite », sans la crainte de l’échec et de la déconsidération. Ilne s’agit ici ni de préparer la ventilation des situations sociales « en toute équité », ni de « changer la société pour changer l’école, changer l’école pour la société ». On ne se soucie ni de perpétuer les inégalités, ni d’édifier une société utopique sous la houlette d’un Etat démiurge. Le maître mot, tout simple, mais qui nous est tellement étranger dans notre « hexagone » (une métaphore géométrique éloquente, à moins dire), est : liberté. La liberté, qui, à nos yeux de Français, ne peut avoir de valeur et de réalité qu’à la condition d’être proclamée, définie, codifiée (et, par là même, bornée sinon niée), octroyée par l’Etat.

Principes et caractères généraux de l’enseignement et de la vie scolaire à l’école de Sudbury Valley

A Sudbury, la liberté se présente moins comme un principe solennellement proclamé que comme une réalité vécue. L’élève y est libre, et cette liberté n’a rien d’abstrait ou de fabuleux. Sudbury repose sur des idées si évidentes qu’elles ressemblent plus à des données naturelles ou des constatations de bon sens qu’à des postulats, des principes ou des théories. La première est que l’enfant, l’homme, en fait, est naturellement curieux et désireux de connaître et comprendre. La seconde tient en ce que l’on n’apprend bien que ce que l’on choisit d’apprendre, sans contrainte. La troisième affirme que cette liberté ne suscite pas la paresse, le refus de l’effort et l’abandon à des engouements passagers changeant au gré des fluctuations capricieuses de la curiosité personnelle. Au contraire, la volonté de surmonter les difficultés de l’apprentissage est d’autant plus forte que l’enfant ou l’adolescent a librement choisi son objet d’étude et a fait de sa connaissance un but.

Aussi, à Sudbury, les jeunes entrent et sortent quand ils veulent et apprennent ce qu’ils veulent et quand ils le veulent. Aussi bien peut-on difficilement les qualifier d’« élèves ». En fait, ils s’élèvent eux-mêmes par une quête – et une conquête – toute personnelle de la connaissance. De même, Sudbury est assez improprement appelé school. Il n’y existe pas de salles de classe, mais de vastes pièces confortablement meublées et largement pourvues de livres, où les jeunes lisent ou font des exercices. Il existe également des laboratoires scientifiques, des laboratoires de langues, des ateliers et des salles et terrains de jeux et de sports. Les jeunes s’adonnent aux activités qui leur conviennent, peuvent même s’absenter ou ne rien faire, travaillent seuls ou en petits groupes, avec ou sans l’aide d’un adulte. Les enseignants n’interviennent qu’auprès des élèves qui sollicitent leur concours. Celui-ci se manifeste sous les aspects les plus divers : conseil, aide ponctuelle, accompagnement didactique et pédagogique, cours particulier ou donné à des groupes restreints. La notion de classe d’âge ou de niveau est inconnue ici, et les groupes sont informels, éphémères et multiples – un élève peut appartenir à différents groupes. L’élève travaille le plus souvent seul, de sa propre initiative, s’agrège occasionnellement à divers groupes constitués pour faire des exercices, étudier ou permettre à ses membres de s’entraider, demande des explications à un professeur, suit le cours ponctuellement donné par celui-ci à quelques camarades. Il lit, travaille sur papier ou écran, fait des expériences scientifiques élémentaires, regarde et écoute des enregistrements, pratique un sport, joue, et, parfois, ne fait rien du tout. Et, n’en déplaise aux Brighelli, Fanny Capel, Rama Yade et autres thuriféraires de notre « Ecole républicaine », un tel mode d’acquisition du savoir n’engendre pas l’ignorance et le laisser-aller. Les élèves de Sudbury Valley School ne paressent pas, ni ne lambinent ou végètent dans des rudiments de connaissances mal digérés. Au contraire, ils manifestent en tout une très grande exigence envers eux-mêmes, se remettent en question, et cherchent toujours de nouvelles difficultés à surmonter. Ils se lancent constamment de nouveaux défis. La difficulté les stimule dans la mesure même où elle découle de leur libre initiative.

Conditions d’admission et certification

Sudbury Valley School admet comme élève tout jeune de quatre à vingt ans. L’école étant privée, l’inscription est payante, mais son coût n’est pas prohibitif au regard des normes américaines (7400 $ pour le premier enfant, avec des tarifs dégressifs pour les familles).. Elle est possible à tout moment et valable pour une durée d’un an.

Il n’existe ni examen ni système d’évaluation. Les élèves s’évaluent eux-mêmes grâce à des manuels ou à des systèmes informatiques d’évaluation, et/ou en demandant l’avis d’un professeur, ou encore de par leurs échanges mutuels ou ce que leur révèlent les activités qu’ils mènent ensemble. L’école est habilitée par l’Etat du Massachusetts à délivrer un diplôme d’études secondaires dont l’obtention requiert un travail particulier de l’élève. Celui-ci doit rédiger un court mémoire (appelé « thèse ») non sur un sujet académique d’étude, mais sur le bilan de son séjour dans l’établissement, en lequel il montre qu’il a su acquérir un jugement sain et droit, le goût de l’initiative et le sens des responsabilités. Ce bref travail est lu et apprécié par l’assemblée de l’école qui lui décerne le diplôme s’il a passé au moins quatre ans au sein de l’institution. L’élève n’est pas tenu de demander ce diplôme, mais celui-ci lui sera demandé s’il souhaite effectuer des études supérieures. Les universités et les hautes écoles, y compris les plus prestigieuses, ne le considèrent nullement comme un diplôme fantaisiste.

Des élèves équilibrés, confiants et capables

Le niveau intellectuel des jeunes issus de Sudbury Valley School se révèle souvent supérieur à celui des élèves des autres établissements. Surtout, ces jeunes manifestent une curiosité intellectuelle et un amour du savoir rarement présents chez ces derniers.

Aucun élève de Sudbury n’a connu la « galère » de la recherche interminable d’emploi ou la nécessité d’accepter un emploi inférieur à ses capacités ou étranger à ses aspirations. Beaucoup ont suivi avec succès des études supérieures dans une université ou une haute école et sont devenus enseignants, fonctionnaires, cadres supérieurs, avocats, chefs d’entreprises, ingénieurs, chercheurs scientifiques, artistes. Et tous ont montré une capacité d’adaptation supérieure à  celle de leurs homologues des écoles traditionnelles. Ils se sont révélé des gens entreprenants, capables d’affronter victorieusement la concurrence, sans agressivité, ou sans une morale désabusée et cynique fondée sur le sentiment de la fatalité de la prééminence de la force et de la malice.

Un mode de fonctionnement collectif

Installée dans un bel hôtel particulier victorien de Framingham et possédant des terrains alentour, l’école de Sudbury Valley est administrée collectivement. Il n’existe pas de directeur en titre.

L’organe essentiel de l’établissement est l’assemblée de l’école, composée des élèves et des membres du personnel (enseignants et autres). Se réunissant chaque semaine, elle décide du règlement intérieur, ordonne les dépenses, soumet le budget annuel à l’assemblée générale, embauche ou licencie les salariés, décide des inscriptions, enregistre les départs, décerne le diplôme d’études secondaires, élit les responsables « administratifs » parmi ses membres, ces derniers étant indifféremment choisis parmi les jeunes ou les adultes.

Le comité juridique, composé de deux responsables (toujours des élèves) élus tous les deux mois, de cinq élèves tirés au sort chaque mois, et d’un employé choisi chaque jour, veille à l’application du règlement et sanctionne les infractions. A l’issue d’un « procès » devant l’assemblée générale, il prononce une sentence contre le contrevenant (exclusions temporaires de circuler dans certaines parties de l’école ou d’utiliser certains locaux ou terrains).

L’assemblée générale, composée de tous les membres des personnels de l’école, de tous les élèves et de leurs parents, se réunit au moins une fois par an pour discuter et adopter le budget et discuter de tout ce qui se rapporte au fonctionnement de l’école, à l’achat de matériels, aux travaux et investissements à effectuer. Elle se réunit également lors des « procès » (lesquels sont rares).

Une école qui a fait des émules

L’école de Sudbury Valley a fait des émules un peu partout dans le monde. Les écoles Sudbury ne forment pas un ensemble institutionnel  rigoureusement défini et uni autour d’un projet unique. Elles sont indépendantes les unes des autres, bien qu’elles forment un réseau lié par une conception commune de l’enseignement.

Outre l’école de Sudbury Valley, on compte actuellement 37 « écoles Sudbury » dans le monde : vingt-cinq aux Etats-Unis, trois au Canada (anglophone), une en Australie, une en Belgique, une aux Pays-Bas, une au Danemark, deux en Allemagne, deux en Israël.

Conclusion : la qualité sans la sélection aveugle, la liberté sans l’anarchie

On l’aura compris, Sudbury est aux antipodes de notre école républicaine d’Etat, uniforme, hypocritement (mais impitoyablement) sélective, faussement égalitaire, prétendument « méritocratique », habitée par une conception tout académique de l’intelligence et du savoir, ennemie de l’originalité et de l’initiative, dure, génératrice d’angoisse, d’échec, de désespoir et de ressentiment, propre à fabriquer des ratés aigris d’une part, des notables arrogants, autoritaires et désabusés d’autre part. Elle diffère également de l’école « pédagogiste », excroissance égalitaire et libertaire de l’école républicaine, elle aussi étatique, et qui veut changer la société à partir de l’école, incapable d’accepter que l’évolution du monde puisse ne pas coïncider avec ses rêves utopiques. L’Ecole Sudbury ne ressemble ni à nos lycées et collèges traditionnels, ni à  La Ruche de Sébastien Faure, ni aux écoles allemandes des maîtres camarades de Hambourg des années 1920, ni au Summerhill de Neill[2], ni aux écoles américaines inspirées par les idées de Dewey ou Rogers. A Sudbury, on n’aspire pas à « changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société » (devise en exergue des Cahiers pédagogiques), et, quoique très attaché à l’entière liberté de l’élève, on n’est pas libertaire ; au contraire, on cultive un apolitisme naturel. David Greenberg et ses successeurs ne sont ni anarchistes, ni socialistes, ni conservateurs, ni même purement libéraux. Ils ne prétendent pas opérer ou guider le changement, et ne comptent pas sur l’Etat pour l’accomplir. Ils pensent que le changement se produit chaque jour et partout par le concours des libres actions de tous, et qu’il est impossible et nocif de vouloir lui assigner une direction précise. Ils savent aussi que tout être humain est naturellement doué de curiosité intellectuelle, et que le meilleur moyen de satisfaire celle-ci consiste à lui laisser toute liberté parce que l’on apprend bien que ce que l’on veut apprendre. Conséquemment, Sudbury est une école qui refuse à la fois l’élitisme et le nivellement par le bas. Ses élèves y entrent et en sortent inégaux, mais ne vivent pas leurs inégalités comme des stigmates ou des marques de supériorité absolue, et trouvent tout naturellement leur place dans la communauté.

Références

HARTJEN, Raymond H. : The Intelligence Preeminent-Social IQ (modèle de l’éducation démocratique de Sudbury) 

“L’Ecole Sudbury Valley”, textes du site de l’école Sudbury Valley


[1] Il convient, ici, de prévenir tout malentendu. Nous ne mettons pas en cause l’indispensable dégagement d’une élite. En revanche, nous visons la sélection opérée suivant les critères exclusifs de l’aptitude à mémoriser puis, lors des examens, à restituer suivant les règles académiques, les connaissances apprises, conformément aux croyances, idées, préjugés et interprétations consacrés par l’Université, au détriment de l’originalité. Une telle conception de la sélection sacrifie des candidats riches d’intelligence, de savoir et de curiosité intellectuelle, mais incapable de se couler dans le moule scolaire et de jouer de ce que Philippe Perrenoud appelle « les signes extérieurs de l’excellence scolaire » (cf La fabrication de l’excellence scolaire, ESF, 1994). Elle a, du reste été critiquée dès la fin du XIXe siècle – ainsi que tout le mode d’enseignement en découlant – par des personnalités aussi éminentes et dépourvues de sentiments égalitaristes ou démagogiques que Taine, Gustave Le Bon, Edmond Demolins (le fondateur de l’Ecole des Roches) ou Jules Lemaître, ainsi que par la très grande majorité des universitaires consultés lors de la grande enquête parlementaire de 1898 en vue de la réforme de l’enseignement secondaire. Hélas ! Elle est demeurée sans effet appréciable jusqu’à nos jours, tant une conception pseudo-encyclopédique et faussement aristocratique du savoir siège au plus profond de notre ethos national.

[2] Il existe entre l’école de Sudbury Valley et celle de Summerhill, une ressemblance aussi superficielle que spécieuse, tenant à l’absolue liberté des élèves de l’une et de l’autre. Une étude attentive révèle pourtant, entre les deux écoles, une dissemblance d’inspiration, de visée, de pratique et de résultats. A.S. Neill, le fondateur de Summerhill, n’a jamais eu le souci de l’appropriation du savoir par les jeunes, s’attachant essentiellement à leur socialisation, et ses élèves apprenaient peu de choses. A l’inverse, Greenberg n’accorde de prix à la liberté de l’élève que dans la mesure où il la juge indispensable à sa conquête du savoir. Et ses élèves sont très instruits à l’issue de leur scolarité. Par ailleurs, Neill était un pédagogue engagé ouvertement libertaire, lors même qu’il ne souscrivait pas à un projet politique et social précis, et il fut très influencé par les conceptions psychanalytiques freudiennes, puis, surtout, reichiennes, autant de caractéristiques qui le distinguent de Greenberg.

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