25 juin 2021

[Recension] La Voie de l’éducation intégrale de François-Xavier Clément

Par Marie Carrère, enseignante

Pour parler de l’éducation intégrale, c’est l’intégralité de sa personne que François-Xavier Clément convoque dans son dernier ouvrage à l’allure de somme, où le père, le professeur, le philosophe, le directeur d’établissement, le chrétien convaincu, tentent de cerner comment l’enfant, guidé par l’homme, peut espérer devenir à son tour un adulte accompli.

Et comme le titre le laisse présager, il s’avère page après page que rien de ce que vit un enfant n’est sans conséquence pour sa croissance. Par petites touches, au fil d’un raisonnement qui, pour les besoins de l’exposé, se déroule de manière linéaire, mais relève en réalité plus d’une architecture en trois dimensions, se dégage de l’éducation une vision systémique, en ce sens que tous ses éléments se tiennent et s’intègrent les uns dans les autres pour assurer la vitalité de l’ensemble.

Systémique, donc, mais pas idéologique. En effet, et François-Xavier Clément le rappelle dès son introduction, l’éducation intégrale ne peut se comprendre que résolument ancrée dans une philosophie réaliste, à mille lieues des impasses idéalistes ou existentialistes qui, déconstruisant l’idée de nature, prétendent toujours au final reconstruire une humanité formatée pour rentrer dans leur moule intellectuel. Comment cette anthropologie chrétienne permet-elle de proposer des jalons pertinents aux éducateurs de la génération Z, dans le cercle familial ou à l’école, c’est ce que nous tenterons de synthétiser ici, en quelques « lignes de forces » qui nous ont paru marquantes.

1/ Pour commencer, il faut prendre le problème par la fin. Ou plutôt, par la finalité. Ce n’est qu’en visant au but que l’itinéraire se dessinera.
D’ailleurs, toujours en vertu de sa philosophie réaliste, François-Xavier Clément nous suggère que l’itinéraire est susceptible d’être modifié en cours de route, en fonction de la météo ou des conditions de trafic ; ainsi, « il convient d’adapter régulièrement les réponses aux nouvelles questions qui se posent aux éducateurs ici et maintenant ». Par exemple l’apparition des smartphones. L’itinéraire n’est qu’un moyen et non une fin.

La fin, en revanche, est, elle, de tous les temps et de tous les lieux, elle découle de notre nature humaine, et requiert une conception universelle de l’enfant. C’est pourquoi il est indispensable de rechercher avant tout la vérité sur la nature humaine, et voici cette vérité : la fin ultime de l’homme se trouve dans l’éternité avec Dieu. Évidemment cela change tout. Car alors, « si Dieu existe et nous attend dans Son éternité d’Amour », « la vie terrestre devient un trait d’union entre deux éternités, nous sommes présents depuis toujours dans le cœur de Dieu et nous sommes destinés à y vivre toujours pour l’éternité ».

Fort de sa connaissance du magistère, ou de saints éducateurs comme Jean-Baptiste de La Salle, l’auteur soutient donc que la fin céleste de notre vie humaine doit être totalement intégrée aux actes éducatifs, même les plus anodins. Mais, de cette finalité ultime, découle immédiatement une autre : l’homme étant par nature un être de relation destiné à l’amour, l’éducation vise dans un même mouvement le Bien commun de la société. Il en découle ce constat merveilleux quoiqu’exigeant : s’engageant véritablement sur la voie qui mène au salut éternel, on construit nécessairement la cité de Dieu ici-bas et réciproquement, celui qui se met au service de ses frères gagne son salut. Ce n’est pas le moindre apport de l’anthropologie chrétienne que de penser ensemble la dimension personnelle et la dimension communautaire, récusant ainsi d’emblée l’individualisme moderne.

2/ TOUT est éducatif. De cette quête sur la vérité de la nature humaine, François-Xavier Clément retire aussi que si, contrairement au petit animal qui naît tout « programmé » pour atteindre sa perfection par lui-même, le petit d’homme ne devient ce qu’il est que par l’éducation prodiguée par ses semblables, alors le simple fait « d’être là » devant un enfant confère à l’adulte une responsabilité éducative. Il n’y a pas des moments, ni des lieux spécifiques où l’enfant passerait en « mode éducation », par opposition à d’autres contextes dans lesquels il serait en « mode ludique, sportif ou vacances ».

C’est toute la grave question de l’exemplarité que l’auteur nous pose ici, thème qui traverse l’ouvrage de bout en bout, et qui met les acteurs de l’éducation devant une fascinante responsabilité. En effet, l’enfant « n’obéit pas, il imite ». Mais plus encore, l’enfant ne se contente pas d’imiter comme un singe savant des comportements extérieurs, il sent profondément la vérité ou l’hypocrisie de ceux-ci. On éduque certes par des paroles. Un peu. On éduque par des actes. Mais plus encore on éduque par l’être. Autrement dit, à l’école ou en famille, en matière de rapport à l’argent, aux écrans, à la pureté, aux relations homme-femme, à la solidarité ou encore à la foi, on ne transmet que ce qu’on vit.
Fort heureusement, François-Xavier Clément s’empresse de calmer notre angoisse inévitable à la lecture de cette vérité, en précisant que c’est aussi par l’acceptation humble et lucide de nos imperfections que nos enfants peuvent grandir. Ce regard en vérité sur nous-mêmes, si besoin accompagné d’une demande de pardon, est encore pour nos enfants l’occasion de croître.

3/ Si l’éducation intégrale est ultimement ordonnée à la vie éternelle, alors éduquer signifie faire éclore en l’enfant l’aptitude à choisir le Bien librement. Aussi, il nous faut d’emblée comprendre que, comme le gland se sépare du chêne pour donner en temps voulu naissance à un nouvel arbre, l’enfant a pour vocation d’acquérir petit à petit une autonomie proportionnelle à sa maturité.

De cette vérité découlent plusieurs considérations : L’autorité, discréditée depuis quelques décennies, ne saurait se comprendre autrement que comme une bienveillance, c’est-à-dire une recherche du bien de l’enfant, qui n’exclut d’ailleurs pas l’usage de la frustration ou de la sanction. Mais il est à vrai dire touchant de lire et relire sous la plume de l’auteur à quel point délicatesse, douceur et dialogue respectueux sont consubstantiels à l’exercice de l’autorité. « Auctoritas », de « augeo », augmenter, faire grandir, dans le but de donner à l’enfant les ailes nécessaires à son envol. Et finalement, connaître la joie de voir le rapport d’autorité se muer en amitié avec l’enfant devenu adulte… Tout autre mode d’exercice de l’autorité : possessivité, manipulation, brutalité, ne sont finalement que de dangereux ersatz qui relèvent du désir de puissance et compromettent la croissance harmonieuse de l’enfant.

Pour être libre, il faut savoir : c’est ainsi que l’auteur nous présente la formation de l’intelligence comme une condition nécessaire à l’acquisition de la liberté. à l’appui de sa démonstration, un passionnant exposé de la manière dont sens externes et internes, s’ils sont bien développés, permettent au tout jeune enfant de construire les premiers cadres de son intellect. Attention donc à ce que nous montrons et faisons entendre à nos chérubins !

Par la suite, dans sa partie consacrée à l’école, l’ouvrage insiste sur la grave responsabilité que porte l’institution dans la structuration des intelligences. Non, toutes les matières ne sont pas à mettre sur un pied d’égalité, même si toutes jouent un rôle spécifique dans la formation de l’intellect : il existe un « architechtonnisme du savoir », pour reprendre une expression d’André Clément, certaines sciences en subordonnent d’autres (ça, c’est Aristote !). Et la discipline des disciplines, c’est bien sûr la culture littéraire. La lecture est en effet le point de départ de la pensée, et la culture est véritablement ce qui humanise celui qui la reçoit. Point de mathématiques de haut niveau sans une excellente maîtrise de la langue ! Quant aux ravages qu’aura produit le mépris de la transmission de la culture sur des générations de « déshérités », ils ne sont plus à prouver.

Pour être libre, il faut être maître de soi : François-Xavier Clément aborde en suivant la seconde condition nécessaire à l’agir libre : la maîtrise de ses passions. C’est ici un volet de l’éducation bien connu des parents : donner à l’enfant un couple intelligence-volonté assez efficace pour qu’ayant discerné le Bien, il sache pour l’atteindre déployer les efforts nécessaires… ou renoncer à une satisfaction plus immédiate qui finalement l’en priverait.

C’est ici qu’intervient la connaissance des tempéraments, et comment, par l’apprentissage joyeux des vertus, en corriger les travers naturels. Un tempérament est en effet inné, et a vocation à être couronné par un caractère, construit au long de la vie. Au passage, une des idées les plus stimulantes de la pensée éducative de l’auteur est celle-ci : on n’éduque pas par la peur du Mal, mais par l’attrait du Bien ! Ainsi, pour combattre l’impureté, rien de tel que de développer le goût des amitiés simples et joyeuses, des défis physiques, de la contemplation du Beau !

4/ On n’éduque jamais seul… mais à chacun son rôle ! C’est ce que suggère la structure même de l’ouvrage : le premier acteur de l’éducation est en effet… l’enfant lui-même (I/ L’enfant est une personne). Le terreau fondamental dans lequel va s’enraciner l’enfant en croissance est la famille (II/ La famille, premier lieu de l’éducation). Enfin, de manière secondaire, intervient l’école. (III/ L’école, second lieu de l’éducation).

Sur ce sujet de la juste articulation de ces deux « lieux de l’éducation », François-Xavier Clément assume pleinement l’idée d’un principe de subsidiarité qui fait des parents la matrice primordiale et irremplaçable de toute éducation. À l’occasion d’entretiens menés avec les familles en tant que chef d’établissement, avant toute inscription, il ne manquait jamais de s’assurer que cette conception était partagée par les parents, refusant vigoureusement de se laisser enfermer dans le rôle d’un prestataire de service éducatif.

L’école ne peut pas tout ! Et le glissement qui a peu à peu lesté cette dernière de missions relevant du rôle parental (éducation sexuelle, à la politesse, lutte contre les comportements à risque, respect de l’environnement…) a dramatiquement déresponsabilisé les parents, tout en détournant l’école de son cœur de métier, la transmission du savoir. Les bases de la stabilité affective, le premier apprentissage de la vie sociale, la valorisation de la virilité et de la féminité, l’éducation à l’engagement et au service, sont des structures trop profondes pour être initiées ailleurs que dans l’intimité familiale.

Bien sûr, l’école est un lieu à part entière de l’éducation intégrale, mais elle l’est à sa manière propre, et ne peut l’être réellement que si la famille assume dans le même temps son rôle. Partant de là, à l’école, tout est éducatif aussi ! Encore une fois, l’émotion affleure sous la plume de François-Xavier Clément, évoquant la grandeur du rôle du professeur, qui, quand il œuvre réellement à l’éducation intégrale de son élève, engage bien plus que sa seule discipline et bien plus que lui-même à travers ses actes pédagogiques. Ou bien encore comment une dame de cantine peut, par son amour des enfants, changer du tout au tout le regard d’un élève sur sa journée. Ou comment la manière de noter, d’évaluer, de sanctionner, de regarder un élève peut être une formidable occasion de le faire grandir. Encore et toujours, au travers de multiples anecdotes, l’homme de terrain dialogue avec le philosophe réaliste, et le fil conducteur de ces réflexions reste invariablement l’amour de l’enfant.

5/ Nous l’avons dit, l’auteur conçoit l’éducation intégrale non comme une liste statique de prescriptions et de conseils, mais bien plutôt comme un ensemble organique et dynamique. La plupart des thèmes particuliers développés dans ce cadre sont donc naturellement à la croisée de plusieurs « voûtes » de cette cathédrale qu’est l’éducation intégrale, et, par suite, se retrouvent dans plusieurs sous-parties du texte.

Pour prendre un exemple concret, arrêtons-nous un instant sur la question des écrans. Celle-ci relève à la fois de l’entrée : « Construction de l’intelligence » mais aussi de : « Maîtrise de soi par le biais du risque d’addiction ». Donc le rapport aux écrans est un sujet incontournable pour qui s’intéresse au développement de l’aptitude à la liberté chez l’enfant. Mais sous un angle différent, ce thème entre aussi dans la case « La famille, premier lieu de l’éducation » / « Les parents, test d’exemplarité numérique » versus « Les écrans à l’école », autrement dit : sur un sujet si impactant dans la construction d’une personne, l’école est-elle légitime à imposer sans aucune concertation avec les familles l’introduction massive des TICE ?

Pour finir, les écrans à l’école nous font revenir aux fondements philosophiques évoqués au commencement de cet article. Est-on dans une attitude réaliste qui subordonne les moyens à la fin escomptée, auquel cas il faudrait tenir compte des résultats calamiteux de la transition numérique sur les apprentissages scolaires (cf. toutes les enquêtes de l’OCDE) et pouvoir rectifier le tir, ou bien est-on dans une posture idéologique du type : « si les TICE ne portent pas les fruits escomptés, c’est parce que les intelligences des professeurs et des élèves ne sont pas encore assez adaptées au numérique. Continuons donc à ” éduquer ” (= formater) au numérique, et le miracle adviendra ! » Quel défi que de penser ensemble tous les enjeux que recèle chaque aspect concret de la vie de nos enfants ! Mais aussi quelle responsabilité merveilleuse !

6/ Il est enfin un thème que l’auteur aborde pudiquement en introduction, et de manière plus explicite en fin d’ouvrage (« Management d’une communauté éducative »), c’est la délicate question de la mission de l’école catholique dans un monde qui ne l’est plus. Comme on sent affleurer au fil de ses réflexions les difficultés rencontrées, sans doute, par le chef d’établissement qui veut tenir le cap, assumer son anthropologie catholique, résister au rouleau compresseur des idéologies dominantes !

Et pourtant, point d’éducation intégrale à l’école sans communauté éducative, et point de communauté éducative sans vision partagée. Alors, dans un système où, par le biais du contrat d’association avec l’état, programmes et corps professoral forment un « package » difficilement modulable, où les manuels de SVT diffusent dès le collège le nouveau catéchisme du gender (ne parlons pas des cours de langues, et plus généralement des matières « littéraires »), et où tout positionnement clair sur des sujets « clivants » est mal perçu, comment tracer une voie pérenne à l’enseignement catholique ? La question demeure non résolue à l’issue de l’ouvrage, mais l’expression décomplexée du problème existant est sans doute déjà un début de réponse.

Pour conclure, il y aurait tant à dire encore, tant les thèmes abordés par Françoix-Xavier Clément sont variés et stimulants. Certains bien sûr, et lui-même le reconnaît, ne sont que survolés. Il n’est cependant pas un éducateur ni un pédagogue, ni aucun autre acteur impliqué dans une communauté éducative, qui ne puisse retirer de la lecture de cet ouvrage un enthousiasme renouvelé pour ce service suprême rendu à l’humanité par elle-même : l’éducation des plus petits d’entre elle.

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