7 octobre 2012

ENSEIGNER LA MORALE LAÏQUE ?

A l’heure où le dernier rapport annuel de l’OCDE sur l’éducation souligne les carences croissantes du système éducatif français (notamment l’augmentation du nombre d’élèves qui n’obtiennent pas un niveau suffisant en compréhension de l’écrit (+ 5% en 10 ans) et l’importance du taux d’abandon scolaire qui se traduit par l’absence de tout diplôme pour 16,6% des jeunes de 20 à 24 ans), le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, a jugé qu’il n’y avait rien de plus urgent que de mettre en œuvre un enseignement de la « morale laïque » pour tous les élèves, de l’école primaire au lycée.

Curieux sens des priorités alors que parents, enseignants et politiques (du moins certains d’entre eux) s’accordent pour reconnaître que  le système éducatif en tant que tel est en grand péril, mais aussi décision inquiétante car l’on peut se demander ce que recouvre cette formule de « morale laïque ». Il faudra certes attendre le rapport de la « mission de réflexion » que le ministre a nommée pour « préciser la nature de cet enseignement », mais on peut déjà retenir les déclarations d’intention de M. Peillon. Celui-ci a ainsi déclaré, dans un entretien au Journal du Dimanche, qu’il ne fallait pas « confondre morale laïque et ordre moral » car c’était « tout le contraire ».  A l’appui de cette affirmation, il a affirmé qu’il n’était pas question, par exemple, d’exiger des élèves qu’ils se lèvent quand le professeur entre en classe et que s’il était bien d’apprendre La Marseillaise, il ne fallait « pas croire que l”apprentissage mécanique d’un hymne [était] suffisant dans cette éducation à la morale laïque ».  Admettons, mais quel est alors le contenu de cette morale ?

A l’époque de Jules Ferry et de son directeur de l’enseignement primaire, Ferdinand Buisson, auquel Vincent Peillon a consacré un ouvrage qui fait autorité*, les programmes comprenaient un chapitre sur « les devoirs envers Dieu », « formule admise par compromis entre des républicains de diverses obédiences, mais qui montre que la morale laïque n’était rien d’autre qu’une morale chrétienne sécularisée » (Fabrice Madouas, Valeurs Actuelles, 13 septembre 2012). Interrogé naguère par Le Monde des religions, Vincent Peillon avait défini la laïcité comme « une religion qui va contre toutes les orthodoxies, contre tous les dogmes ». Dans Le Journal du dimanche, il précise ainsi sa pensée : la morale laïque ne doit pas correspondre à l’« ordre moral » ou simplement à « l’instruction civique », car elle  «comporte une construction du citoyen » et vise à « permettre à chaque élève de s’émanciper, car le point de départ de la laïcité c’est le respect absolu de la liberté de conscience ». Noble propos, auquel on ne peut que souscrire, mais il ajoute que « pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel ». Et là le bât blesse. L’émancipation de chaque élève consisterait donc à l’« arracher » – le mot est fort – à l’influence de sa famille et de son environnement socio-culturel.

Il serait sans doute excessif de parler de « totalitarisme », mais on ne peut que s’inquiéter de cette volonté d’arracher les enfants à leurs « déterminismes », car l’Histoire nous a abondamment  montré à quelles tragédies aboutissait un tel désir d’« éradication ».

Dans le même entretien au Journal du Dimanche, le nouveau ministre de l’Éducation a également parlé de « redressement moral », formule qui a été aussitôt dénoncée par son prédécesseur Luc Chatel qui l’a accusé de reprendre à son compte les mots du maréchal Pétain appelant le 25 juin 1940 au « redressement intellectuel et moral » de la France. Ce serait évidemment faire injure à Vincent Peillon que d’imaginer sa soudaine adhésion à l’idéologie de la Révolution nationale. Le ministre est un homme cultivé et c’est bien sûr à Ernest Renan et sa « Réforme intellectuelle et morale » qu’il a songé en tenant ce propos. Toutefois, sans lui faire de procès d’intention, on peut émettre la crainte que la mise en place de cette « morale laïque » signifie au mieux un « formatage » des futurs citoyens « à la pensée politiquement correcte »** (mondialisme comme horizon indépassable, « droit-de-l’hommisme » comme religion, relativisme culturel comme dogme…) et au pire à un véritable plan « d’uniformisation des consciences »***.

Le projet de M. Peillon a naturellement suscité de nombreuses réactions. Ainsi, à l’occasion d’un débat organisé par Le Nouvel Observateur, deux philosophes de sensibilité différente, Alain Finkielkraut et Ruwen Ogien, ont été amenés à donner leur sentiment sur cette question.

Pour l’auteur de La défaite de la pensée, « la morale laïque ne doit pas s’entendre par opposition à la morale religieuse, mais par opposition au désordre généralisé. C’est ce que l’écrivain George Orwell appelle la common decency, la « décence ordinaire ». « Il y a des choses qui ne se font pas, dit-il. […] Ces principes valent quelles que soient les circonstances. La décence ordinaire refuse aux individus le droit de se décharger de leurs responsabilités sur les autres et de penser que la source du mal est la société. A l’école, on doit apprendre à se conduire dignement ».
Pour R. Ogien, qui se réclame d’une « éthique minimale », « ce que la morale laïque est censée nous apporter, c’est une justification des règles les plus communes – celles qui nous disent de ne pas tuer, de ne pas mentir, de ne pas voler – […]. Derrière l’idée de morale laïque, il y a donc la croyance que si quelqu’un réfléchit rationnellement, de façon critique, il adoptera nécessairement ces règles. J’ai l’impression que c’est un peu l’idée de Vincent Peillon. […] Le problème de la morale laïque n’est pas seulement qu’elle doit justifier des règles très anciennes sans faire appel à des commandements divins. C’est aussi qu’il existe plusieurs morales laïques concurrentes. Pourquoi en choisir une plutôt que les autres ? […] Pour ma part, je pense qu’il est possible d’enseigner – au sens d’informer – ce qu’on peut appeler les règles élémentaires de la vie démocratique, c’est-à-dire un enseignement civique et politique. Mais l’école ne doit pas aller au-delà ».

Ces prises de position philosophiques mériteraient certainement d’être prises en compte par la future « mission de réflexion, mais il n’est sans doute pas inutile de revenir au préalable à des « idées simples et de bons sens », comme le disait le ministre de l’Éducation que fut naguère Jean-Pierre Chevènement. Parmi celles-ci, ce postulat essentiel posé récemment par Chantal Delsol : « Dans un pays libre, ce que nous nous flattons d’être, l’éducation morale est du ressort des familles. L’État peut instruire, mais il n’éduque pas ». On y adjoindra cette autre idée-force : le respect absolu de la liberté de conscience (que prévoit l’article 1 de la loi de 1905), rempart intangible contre tous les tentations totalisantes, celles du « monstre froid » étatique comme celles des fanatismes quels qu’ils soient.

                                                                                                                        Louis AUBIN

* Une religion pour la République, la foi laïque de Ferdinand Buisson, Ed. Seuil, 2010

*** Voir Damien Theillier, site de l’Institut Coppet

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