22 février 2012

Pour Yves Morel, le rationalisme étroit et réducteur de l’Ecole publique a signé son échec.

UNE TRIBUNE LIBRE D’YVES MOREL

La conception étroitement – exclusivement même – rationaliste de l’homme qui habite l’école républicaine est une des causes majeures de son échec. Il est d’ailleurs difficile de dire si elle est la cause ou la conséquence des principes égalitaires et universalistes évoquée dans ma précédente tribune.

L’École républicaine repose sur une philosophie morale, une anthropologie schématique et simpliste qui réduit l’homme à sa seule raison. Elle dépouille la personne de tous les éléments singuliers de son histoire, de ses origines, de sa naissance, de sa famille, de sa culture, pour n’accorder de réalité ou d’importance qu’à sa raison. En la raison seule, à l’en croire, réside la dignité et la valeur de la personne.

Et cette vision étroite de l’homme (héritée des Lumières du XVIIIe siècle et de la Révolution) s’est durcie à la fin du XIXe siècle, lorsque les républicains au pouvoir l’ont étayée sur la morale kantienne (accommodée au personnalisme renouviériste). Les hommes sont égaux en dignité parce qu’ils ont tous une raison, laquelle participe à la grande raison universelle qui construit le monde à la manière d’un grand architecte. Et, entre parenthèses, c’est ce rationalisme étroit qui inspire notre conception de la laïcité, laquelle ne se contente pas d’empêcher la religion d’empiéter sur les droits de l’individu et sa vie privée, mais le dépersonnalise totalement. Comme rationalisme totalitaire, on ne saurait rêver pire.

Dès lors, l’École instille aux hommes le sentiment qu’ils ne valent que par leur raison, et que tout le reste n’entre aucunement en ligne de compte dans la reconnaissance de leur valeur. Seule la raison compte, seule elle possède une dimension universelle qui confère à l’individu sa dignité. Et la raison, c’est l’intelligence. Et qu’est-ce qui dégrossit, éduque, polit, affine et assouplit l’intelligence ? La connaissance, parbleu !, ainsi que nous l’a appris Condorcet dans ses Cinq mémoires sur l’Instruction Publique de 1791. Donc, dignité = raison = intelligence = savoir distinction = considération =titres universitaires. C’est l’intelligence et (donc) le savoir qui fait la dignité de l’homme.

Et pas n’importe quel savoir, mais le savoir abstrait officiellement validé et transmis par l’École publique, autrement dit par l’État lui-même ! C’est l’État lui-même qui va officiellement sanctionner la dignité et la valeur des hommes sur le critère de leur aptitude intellectuelle (réduite à sa dimension scolaire) et de leur savoir (celui des programmes scolaires, et suivant les critères retenus par l’École). Autrement dit, les plus scolairement doués seront reconnus ipso facto comme, tout à la fois, les plus dignes, les plus intelligents, les plus savants et ceux qui ont le plus de valeur, les médiocres ne jouissant que d’une dignité, d’une intelligence et d’un savoir moindres et se voyant implicitement réduits à la condition de sous-hommes.

Cette façon de juger était contenue dès les origines révolutionnaires de l’École républicaine, et elle a été puissamment consolidée, une fois encore par les républicains au pouvoir des deux dernières décennies du XIXe siècle, qui se sont efforcés de persuader leurs compatriotes du caractère éminemment juste et équitable de la ventilation des situations sociales opérée par l’École et de la correspondance exacte existant entre la valeur des hommes et leur aptitude scolaire.

C’est dire que, depuis l’institution de l’École républicaine d’État, les Français ont le sentiment qu’en celle-ci, ils ne jouent pas seulement leur avenir social et économique, mais, beaucoup plus fondamentalement, la reconnaissance de leur dignité et de leur valeur. C’est insupportable, et cela explique en bonne partie la revendication exacerbée du droit aux études les plus longues et les plus prestigieuses et du droit au diplôme.

Suivant la morale de l’École républicaine d’État, tout le monde se trouve obligé de réussir sa scolarité sous peine de déchoir de sa dignité même. Et comme la Révolution française, en sa phase hébertiste et robespierriste, a annoncé et esquissé l’avènement d’une société fondée sur l’égalité non seulement des droits, mais des situations économiques et sociales, et que cette idée a été largement reprise et entretenue par toute la gauche tout au long des XIXe et XXe siècles, les Français ont exigé de l’École de l’État des cursus, des parcours scolaires « diversifiés », des méthodes et des programmes d’enseignement, des formations, des techniques d’évaluation, des examens adaptés à tous et des diplômes et des titres pour tous.

La vulgate marxiste aidant, ils ont considéré que l’École d’État qui ne leur donnait pas cette satisfaction présentée comme un droit fondamental était une École de classe antidémocratique qui pratiquait une sélection injuste et tentait de la dissimuler par un discours démocratique hypocrite.

Le pire est qu’au fond ils n’avaient pas tort : en effet, tout le monde sait très bien que l’institution scolaire traditionnelle (« républicaine » ou autre) n’est pas adaptée à tous les jeunes, loin de là (y compris des sujets intelligents et intellectuellement doués et curieux), que les méthodes d’évaluation sont au plus haut point contestables et empreintes de partialité (souvent inconsciente), que les enseignants et autres examinateurs, même théoriquement impartiaux, sont habités par des habitudes critiquables et des préjugés socioculturels, que l’institution scolaire et universitaire marginalise ou élimine ceux qui dont le mode de penser s’écarte des canons académiques ; mille études sérieuses de docimologie l’ont montré. Tout comme a été révélé le rôle déterminant de la connivence  et de la distinction culturelles dans la pratique de l’enseignement et de l’évaluation, et dans la sélection ou l’orientation.

C’est dire que les Français ont toutes les raisons (même si ces raisons se révèlent fondamentalement « mauvaises ») d’exiger les plus hautes études et les diplômes les plus gratifiants pour tous. L’Ecole républicaine est fondée sur des valeurs, des principes et des promesses qui leur en donnent parfaitement le droit. Plus qu’aucune autre elle a du mal à faire admettre que l’égalité de dignité n’implique pas celle de l’aptitude intellectuelle et/ou des situations sociales, et que toutes les inégalités ne sont pas des injustices. L’équation fatale que nous citions plus haut s’accorde, dans toutes les têtes aux deux suivantes : égalité des droits = égalité des situations et démocratie = socialisme. Et, bien entendu, les Français ont refusé d’admettre que, suivant le mot de Louis Armand, « le diplôme pour tous est un passeport pour nulle part », que l’égalité totale exclut la promotion sociale. Et ils engrangent aujourd’hui les fruits amers de cette cécité volontaire inspirée par l’Ecole républicaine d’État. Aussi, la critique du pédagogisme, longtemps porté aux nues dans la mesure où il garantissait à tout élève un parcours sans chute, est en vogue. Mais les défenseurs de l’Ecole républicaine ne veulent pas voir que c’est précisément cette dernière qui, en raison de ses valeurs, de ses principes et de ses promesses, a suscité la revendication permanente en matière scolaire, le modernisme pédagogique et le marasme actuel.

On le voit, le vice rédhibitoire de l’École publique d’État est in essentia idéologique et politique. Cette École est inextricablement liée au pouvoir et à la question du choix de société.

La Révolution française a une responsabilité majeure dans ce phénomène si typiquement constitutif de notre ethos national. Mais les régimes et les gouvernements du XIXe siècle ont également la leur. De toutes les initiatives révolutionnaires, seules la création de l’École normale supérieure et de l’École polytechnique furent des réalisations durables. Mais Napoléon créa les lycées et le baccalauréat (1802), puis les Facultés et l’Université de France (1806-1808) pour la formation de l’élite (qu’il réduisait à la fonction publique), sur le mode jésuitique (avec la prépondérance écrasante des humanités), monopolistique et centralisée, organisée suivant une discipline et un règlement à la fois militaire et monacal. Puis, en 1833, Guizot créa l’enseignement primaire d’État, lui aussi centralisé, dépendant du ministère de l’Instruction publique, mais soigneusement séparé de l’Université et animé par des instituteurs mal rétribués et travaillant dans des conditions déplorables mais suffisamment instruits pour se montrer revendicatifs. Jules Ferry ne fit que rénover cette École en la rendant gratuite, obligatoire et laïque. Comment une telle dichotomie École des riches/École des pauvres aurait-elle pu durer indéfiniment ?

La revendication de l’égalité de tous devant l’accès au savoir et de la démocratisation de l’enseignement secondaire allait devenir un enjeu majeur du débat politique en même temps que le lieu d’exacerbation de toutes les passions idéologiques et morales. Elle allait susciter les espoirs les plus fous, les utopies d’avènement d’une société égalitaire par l’École, les revendications les plus déraisonnables et, jusqu’à la fin des années 1960, les peurs paniques et haineuses des classes dirigeantes. Les données institutionnelles et l’évolution historique s’ajoutant aux principes et aux promesses révolutionnaires d’émancipation, de promotion et d’égalité démocratique par les études, les Français conçurent la conquête de l’Université par les masses comme la condition de leur bonheur, assimilèrent toute démocratisation, toute ouverture et toute diversification des études secondaires et supérieures à la massification des études traditionnelles et, comme je le disais, rêvèrent de revanche sociale beaucoup plus que d’insertion réussie dans une société nouvelle. La devise, en forme de slogan, en exergue des Cahiers pédagogiques, « Changer la société pour changer l’École, changer l’École pour changer la société », est révélatrice à cet égard. L’inconvénient est qu’en réalité, les Français, s’ils ont cru vouloir changer la société, n’ont pas voulu changer de société, n’ont pas compris qu’une société démocratique, libérale ou socialiste, égalitaire ou non était de nature foncièrement différente d’une société d’ordres ou d’une société de classes dirigée par une élite de la naissance et de la fortune. Les Français, gavés d’idéologie, se sont enivrés d’utopies politiques, sociales et culturelles dont l’avènement reposait sur l’École d’État, et ils le paient aujourd’hui très cher. Et, sans doute ne pouvait-il en aller autrement dans une nation édifiée totalement par l’État, surtout lorsque celui-ci est issu de la plus radicale des révolutions, répétons-le, et repose sur des principes égalitaires et universalistes.

Le choix de l’École d’État a été sans doute la plus funeste de toutes les erreurs de la France contemporaine, d’autant plus qu’elle repose sur une conception caricaturalement rationaliste et réductrice, voire mutilante, de l’homme, ramené à un être de raison purement abstrait et anonyme. En particulier, le choix de Guizot, d’institution d’une école populaire centralisée et de fait monopolistique, au rebours des idées libérales en vogue sous la Restauration et la Monarchie de Juillet a eu des conséquences définitives.

Retrouvez la première partie de cette tribune libre, “La France n’a jamais été la terre d’élection de la liberté de l’enseignement. Elle en paie le prix fort.”
Et la seconde: L’école des égaux.

 

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