2 octobre 2020

Quelle école après le confinement ? (épisode 3)

Marie Carrère, enseignante en histoire géographie, termine notre série d’analyses de l’école numérique sous l’angle de la relation pédagogique entre le professeur et son élève, avec une réflexion nourrie par les débats parus pendant le confinement sur ce thème.


En ce mois de juin 2020, comme d’un drôle de rêve, la France se réveille, un peu groggy, elle se tâte les membres comme un accidenté étonné de se trouver encore vivant, après avoir frôlé la catastrophe.

Côté école, deux mois à la maison, nous nous en sommes sortis comme nous le pouvions, et si nous avons limité la casse, il faut bien l’admettre, c’est grâce à Internet.

Malgré les problèmes de connexion, les inégalités d’équipement, les incontestables disparités de conditions de travail à la maison, le caractère profondément frustrant pour les profs d’une relation à l’élève amputée de sa dimension corporelle, et le pourcentage non négligeable d’enfants naufragés de l’enseignement à distance, malgré la bonne moitié des enseignants de mon fils évanouis ou presque dans la nature, et ce dans l’un des meilleurs collèges privés de notre seconde ville de France, malgré le lapin de sa prof de Français qui a rongé la continuité pédagogique avec le câble de son ordinateur, malgré tout, l’école dit merci à Zoom, à Canopé, et même aux Edtech qui ont si généreusement inondé les enseignants de suggestions pédagogiques variées. Vraiment, c’était mieux que rien !

À y bien réfléchir, il y a même eu du bon à cette étrange période : l’institution a semblé découvrir que les parents existaient et devaient être considérés comme des alliés dans le dispositif pédagogique, et de leur côté, ces derniers ont pu toucher du doigt que l’enseignement est un métier qui ne s’improvise pas.

A l’heure du bilan de presque un trimestre de continuité pédagogique confiée à la médiation digitale, et alors que la pandémie est derrière nous, rien ne permet cependant de comprendre la certitude quasi mystique avec laquelle certains convoquent l’avènement d’un monde éducatif nouveau, en gestation certes depuis des années, mais brusquement rendu indiscutable, lumineusement évident, comme une épiphanie: l’école du XXIème siècle a, à la faveur de la crise Covid, enfin trouvé sa voie: elle sera numérique ou ne sera pas.

Un Persan égaré dans les couloirs de l’université de Grenoble apprendrait ainsi avec étonnement de Charles Hadji que « l’école d’après articulera de façon heureuse enseignement présentiel et enseignement à distance. Car on peut être inactif en classe, malgré la présence physique d’un enseignant. Et très actif loin de tout professeur ». Mme Meunier, députée LR de Corrèze, a quant à elle déposé le 19 mai une proposition de loi « visant à instaurer l’enseignement numérique distanciel dans les lycées, collèges et écoles élémentaires ».

Bien sûr, ne croyez pas que l’école numérique de demain en restera aux formes rudimentaires    qu’elle a revêtues au printemps 2020, et qui ont d’ailleurs montré leurs limites : enseigner à 35 élèves par Zoom, c’est mieux que par signaux de fumée, mais ça reste un piètre ersatz d’une forme d’enseignement dépassée.

Dans le nouveau monde éducatif, tout sera enfin vraiment différent. Divina Frau Meigs, bien nommée prêtresse de la nouvelle religion, en appelle à un véritable changement de paradigme, faute de quoi, la révolution en cours risque bel et bien d’avorter. Pour ce professeur des sciences de l’information et de la communication, « au lieu de subir le changement, il est possible de devenir acteur du changement. Il faut se demander la réelle finalité des « devoirs ». La dissertation et le commentaire de texte sont-ils les seuls modes d’accès au texte ? N’y a-t-il pas d’autres formes d’engagement possibles que la simple évaluation finale avec une note sanction ? Cela incite à envisager de faire des projets collaboratifs, qui donnent lieu à des productions, lesquelles sont aussi des preuves et des indices d’acquisition de connaissances, d’aptitudes et de valeurs. »

Quoi qu’il en soit, « il faut cultiver l’e-présence. Faire montre de compassion et d’empathie à distance, c’est possible de plusieurs manières, en compensant le fait que les indices visuels et oraux habituels qui indiquent la détresse, le désintérêt ou la compréhension sont peu visibles par le recours aux médias sociaux et leurs stratégies de co-présence et de proximité ». (Nous n’en saurons pas plus sur ces différentes manières, cela doit être trop évident).

Et pour garantir aux élèves e-présents le degré d’implication jamais atteint qu’elle promet, l’école digitale dispose d’outils bien spécifiques dont l’énumération suffira à convaincre d’obsolescence le simple professeur non augmenté: « Des outils comme Timeline permettent de faire de frises chronologiques, Infographie aide à créer des cartes interactives, Padlet suscite l’expression via des murs numériques, Beekast facilite les votes et sondages en ligne, Genially invite à créer des contenus animés et même des jeux sérieux ».

En vérité, ces fameuses « nouvelles pédagogies » ont comme un air de déjà vu, mais nos pédagogistes qui mettent, comme tous les progressistes, l’échec de leurs réalisations sur le compte du fait que nous ne sommes pas allés assez loin dans leur logique, trouvent dans les nouvelles technologies l’espoir d’un nouvel élan. C’est pourquoi, comme le souligne Philippe Némo dans un récent entretien à Figaro vox, «les « nouvelles pédagogies » adorent les « nouvelles technologies » qui leur rendent bien ce fol amour ».

Parmi les grands principes servis à la sauce numérique par nos pédagos 2.0, il en est un qui s’accorde particulièrement à la digitalisation programmée de l’enseignement : il s’agit de la « classe inversée », qui prône l’acquisition des connaissances théoriques devant son écran, pour réserver aux cours présentiels l’exécution des exercices.

Dans cette perspective, Frédéric Sitterlé, directeur général d’HETIC, explique : « À l’horizon de la rentrée 2020-2021, il est possible que s’installe une complémentarité entre les cours donnés en classe et ceux donnés à distance. Cela pourra se traduire par moins de cours, délivrés plutôt à distance, au profit d’ateliers pratiques donnés en présentiel. (…) au lieu d’enseigner sous la forme de cours magistraux trop longs à des élèves habitués au zapping (…), on pourrait (…) avoir des espaces prévus pour 5 élèves travaillant ensemble, le professeur passant d’un groupe à l’autre. »

Plus de cours en cours ? En réalité nous y sommes déjà, quel parent du 21ème siècle n’a pas désespérément cherché « la leçon » au moment d’aider son fils à faire son devoir de SVT, pour finir par aller trouver sur Wikipédia les grands principes du système circulatoire chez les insectes ?

Le professeur est déjà, depuis des années, plus que le vecteur du savoir, un animateur d’activités de groupes. Il ne reste qu’à consacrer officiellement Internet grande source de la connaissance universelle, en attendant de trouver aux logiciels en cours de développement des qualités de patience et de perspicacité bien supérieures à celles d’un enseignant dans l’accompagnement des travaux pratiques.

Nous connaissons certes le rôle des stratégies du choc (ici la crise Covid) dans les dynamiques du capitalisme technologique. Peut-être est-ce finalement la meilleure explication à donner à cette brutale transition considérée comme allant dans le sens de l’Histoire.

Mais en face, la résistance s’organise.

La classe inversée ? Sous prétexte de lutter contre les inégalités, les élèves moins favorisés ayant plus de mal à faire leurs exercices à la maison que les autres, elle en crée de plus graves : livrés à leur écran au moment de l’accès aux notions, comment déjoueront-ils les pièges de la structure labyrinthique d’Internet ?

À ce sujet, Michel Desmurget comme Philippe Némo le rappellent : le processus de l’enseignement ne peut s’effectuer que s’il est guidé par un maître qui connaît l’ensemble et le détail des savoirs à enseigner, et assure la cohérence du cheminement. La construction des cadres intellectuels d’une discipline, particulièrement avant le supérieur, requiert un enseignement linéaire, progressif et très structuré, à l’opposé de la logique kaléidoscopique de la Toile. À supposer bien sûr que les innombrables sollicitations distractives des réseaux sociaux et autres jeux n’aient pas détourné d’emblée l’enfant de sa tâche scolaire, à peine son écran allumé.

Récemment, deux cents enseignants de la maternelle à l’université ont signé une tribune où, sans nier que certaines dimensions trop formatées de notre modèle d’enseignement peuvent être repensées, par exemple par le développement du préceptorat, ils dénient le caractère prétendument plus motivant, plus souple, plus personnalisé, et moins autoritaire d’un enseignement numérisé.

Non seulement « l’Education Nationale s’enfle et s’invite jusque dans nos maisons, chambre et salle de classe fusionnent pour se fondre dans un espace virtuel, abstrait, fait de connexions mais ignorant la relation humaine », mais aussi, l’intrusion inévitable du secteur privé dans l’offre éducative risque de mener à une promotion des seuls domaines de formation considérés comme lui étant utiles.

Ils y expriment également la dimension fondamentalement incarnée de l’acte d’enseigner. « Nous enseignons dans les yeux de nos élèves, pas dans l’œil déformant d’une caméra ».

Quant à Julien Cueille, professeur de philosophie en lycée, il rappelle dans un entretien à l’Obs que les élèves « ont besoin qu’on s’adresse à eux personnellement, dans une sorte de corps à corps verbal, pour se mettre intellectuellement en mouvement. » Ce qui n’exclut pas bien sûr l’usage ciblé et raisonné de certains supports numériques.

Ces cris d’alerte lancés çà et là obligent à théoriser ce qui jusque-là se passait de démonstration (mais notre monde post-moderne nous offre en maint domaine l’occasion de devoir faire de l’évidence un objet de réflexion) : l’enseignement a quelque chose à voir avec le corps et les émotions, et cela à fortiori chez les plus jeunes. « La vieille classe de mon père/ pleine de mouches écrasées/ sentait l’encre, le bois, la craie/ et ces merveilleuses poussières/ amassées par tout un été. ».

Albert Camus quant à lui, quelques jours après avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1957, saura dire à Louis Germain, son premier maître d’école, tout ce qu’il lui doit : « Quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans la main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, rien de tout ceci ne serait arrivé ».

Ces témoignages vécus et exprimés dans le genre épistolaire ou poétique sont aujourd’hui largement confirmés par la recherche scientifique. Ainsi, pour Maël Virât, chercheur en psychologie de l’éducation et auteur de Quand les profs aiment les élèves (Odile Jacob 2019), « l’engagement scolaire et l’apprentissage dépendent du lien développé avec l’enseignant, figure d’attachement pour le jeune. » Sourires, traits d’humour, digressions et anecdotes personnelles, apartés en début ou en fin de séance au bureau du professeur, « loin d’être accessoires, contribuent à construire du lien et de l’implication scolaire. »

On apprend donc avec son corps, avec ses cinq sens, on apprend avec son cœur, on apprend dans la relation incarnée à un enseignant dont la présence, charmante ou désagréable, nous tire hors de nous-même, dans le rapport physique à une classe ou un amphi avec leurs ambiances propres, leur température et leurs odeurs, car apprendre, ce n’est pas seulement acquérir des compétences comme un ordinateur se laisse programmer, ce n’est pas même uniquement accumuler et dominer des savoirs purement théoriques, apprendre c’est devenir plus humain, en fréquentant bien sûr les hommes du passé et en en devenant les familiers, mais aussi les hommes de notre temps, professeurs et condisciples.

Les méfaits désormais connus des écrans sur le développement cognitif des jeunes intelligences, les impacts géopolitiques, éthiques et environnementaux considérables liés à la production et à l’exploitation des outils numériques, ainsi que la question de la protection des données de nos enfants mériteraient bien sûr également de longs développements.

Au regard de tous ces écueils qui parsèment l’océan de l’éducation numérique, on attendrait au minimum que ses promoteurs se donnent la peine de nous convaincre de la plus-value qu’ils en escomptent, autrement que par des slogans incantatoires aux mots creux, ou un progressisme béat qui ressemble fort à une fuite en avant… à moins que les véritables motivations de cette transition imposée ne soient pas assez séduisantes pour être exposées en toute transparence.

Michel Desmurget l’a clairement explicité dans son dernier ouvrage, la Fabrique du Crétin digital : pour lui, la promotion du numérique à l’école, sous toutes ses formes, et quels que soient les beaux atours dont on le revêt, a pour objectif ultime la réduction du « coût de main-d’œuvre », c’est à dire des salaires puis du nombre des enseignants.

D’autres raisons sont encore exposées par Louis Derrac, formateur spécialisé dans l’éducation et la culture numérique, dans une courageuse tribune du Monde de l’éducation :

  • Tout d’abord la pression des filières industrielles, qui mène à équiper massivement les écoles, par le haut, sans tenir compte des attentes et des besoins réels du terrain. À ce sujet, il sera un jour intéressant de connaître à quel type d’incitations nos responsables politiques auront été soumis par les lobbyistes des grandes firmes du numérique. Le caractère massif, mondial, et, à quelques années près, concomitant, de cette conversion au numérique éducatif, laisse en tout cas étonné.
  • Par ailleurs, investir dans ce domaine est vendeur politiquement. En l’occurrence, les collectivités françaises ne peuvent s’empêcher d’espérer séduire parents et élèves en leur offrant des équipements et des solutions numériques, ce qui constitue un cas de démagogie caractérisé.
  • Enfin, il y a la croyance rassurante que le numérique va venir de manière miraculeuse au secours de l’école, ce que L. Derrac qualifie « solutionnisme numérique ». Or cette croyance ne peut conduire qu’à des mauvaises décisions, « car elle focalise sur les solutions souvent imprécises et inadaptées qu’on peut apporter à un problème, au détriment du traitement des causes de ce même problème. »
    Or, certaines difficultés structurelles de l’Education nationale sont identifiées depuis longtemps par les enseignants et les syndicats, les rapports d’inspection ou les enquêtes du ministère : on y retrouve le besoin de formation des enseignants, le manque de valorisation de leur métier, le poids de la hiérarchie et les injonctions contradictoires, et bien sûr la surcharge d’élèves dans certaines classes… autant de problèmes qui appellent des solutions d’ordre humain, organisationnel, philosophique même, mais pas spécifiquement technologique.
    Ce dont a besoin l’école de demain, c’est peut-être de plus de souplesse, d’une liberté pédagogique réaffirmée, pour des enseignants à la fierté retrouvée, certainement pas d’une colonisation du pédagogique par les machines, si perfectionnées soient-elles.

Dès lors, le numérique, s’il n’est pas à exclure totalement et par principe, ne saurait être qu’un outil accessoire, à la disposition de l’enseignant pour les usages ponctuels que lui seul pourra estimer pertinents. Par ailleurs, il ne peut être imposé de manière autoritaire et unilatéral à des parents réduits à subir l’intrusion dans leur cercle familial d’autant de tablettes supplémentaires que d’enfants scolarisés… On a beau nous rabattre les oreilles avec la fracture numérique et le sous équipement d’une fraction de la population, nos rejetons sont largement surexposés aux écrans, et nous savons tous quel potentiel de tensions domestiques recèle chaque appareil connecté.

Enfin, le numérique doit rester au service de l’accroissement du savoir des élèves, faute de quoi il ne fera que renforcer l’inquiétant monopole d’Internet sur la connaissance universelle, siphonnant les intelligences de nos enfants, et confirmant l’idée déjà exprimée que l’école ne ferait plus que produire de l’employabilité et de futurs consommateurs, au lieu d’être l’incubateur d’humanité qui, combiné à l’éducation familiale, conditionne la possibilité d’une société heureuse.

Marie Carrère,
Enseignante en Histoire et Géographie.
Tribune parue en Juillet 2020 dans la revue Liberté Politique,
que nous remercions pour son aimable autorisation de reproduction.

Lire l’épisode 1 – Lire l’épisode 2

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