14 octobre 2020

Quand l’Education nationale compte sur le privé pour assurer ses recrutements

La mesure a failli passer inaperçue, chuchotée plutôt que véritablement annoncée. C’est pourtant une petite révolution qui s’annonce dans le monde si codifié de l’Éducation nationale : faute de candidats suffisants aux postes vacants, l’institution vient d’ouvrir au secteur privé les fonctions de directeur d’établissement… le début d’une réoxygénation du système ? Espérons-le !


La direction des collèges et lycées s’ouvre aux personnes venues du privé

La mesure a été mise en place, cet été, pour enrayer la baisse des candidatures et diversifier les profils.

Par , publié le 13 octobre 2020 ici dans le journal Le Monde

Fini le temps où, pour diriger un collège ou un lycée, il fallait seulement venir de l’éducation nationale ou, a minima, être fonctionnaire de catégorie A. Dorénavant, toute personne issue du privé, du secteur associatif ou simplement élue pourra tenter sa chance. Seule condition, justifier d’une activité professionnelle d’au moins huit ans.

Passé inaperçu dans la torpeur estivale, un décret daté du 11 août prévoit, entre autres mesures, la création d’une troisième voie au concours de recrutement des personnels de direction. L’objectif est double : faire face à la baisse du nombre de candidats et ouvrir la profession à des personnes « au profil managérial et moins exclusivement pédagogique », précise le ministère.

Actuellement, 82 % des personnels de direction en poste étaient auparavant professeurs du premier ou second degré, 16 % conseillers principaux d’éducation ou psychologues de l’éducation nationale, et 2 % venaient d’autres administrations. Si ce concours a peu de chance de modifier la sociologie des chefs d’établissement – puisqu’il est prévu, pour le moment, que seulement 10 % soient recrutés par ce biais – il se veut une réponse à l’évolution du métier.

« Une vision plus large »

De gestionnaire, le proviseur est en effet devenu, au fil des vingt dernières années, un manageur. Son statut a été profondément réformé en 2001, et le périmètre de ses activités a été élargi. « Notre métier s’est complexifié, nous devons non seulement organiser les enseignements, élaborer les budgets, gérer les relations humaines, impulser la politique pédagogique, mais aussi représenter l’établissement à l’extérieur, notamment auprès des collectivités territoriales qui jouent un rôle de plus en plus important », confirme Philippe Vincent, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale (Snpden-UNSA).

Avec à la clé, depuis 2011, une prime pour les chefs d’établissement les plus performants. « Cette prime répond à la tendance à la managérialisation des établissements scolaires qui a accompagné leur autonomie », note Hervé Chomienne, maître de conférences en sciences de gestion à l’université Versailles-Saint-Quentin.

Face à ces transformations du métier de chef d’établissement, l’institution cherche à recruter des profils de plus en plus qualifiés, polyvalents et ouverts. A l’oral, les candidats doivent montrer qu’ils seront capables de « piloter un établissement, prendre des initiatives, fédérer une équipe éducative et mettre en place les directives du ministère en recherchant le consensus », détaille Fabien Decq, proviseur du lycée Robespierre à Arras et secrétaire général du concours de personnels de direction depuis 2018.

Les candidats qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont déjà fait fonction d’adjoint, ainsi que les professeurs qui sont sortis de leur classe et ont pris en main des missions transversales en étant, par exemple, référent laïcité, numérique ou décrochage. « Ils ont une vision plus large de l’établissement et ont acquis une expérience susceptible de faciliter leur adhésion à la définition du métier de personnel de direction », souligne Sylvie Condette, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Lille.

Rémunération jugée insuffisante

Parmi les reçus aux concours, les femmes sont largement majoritaires. Un phénomène récent. Il y a encore vingt ans, alors que le métier d’enseignant était déjà largement féminisé (57 % des professeurs étaient des professeures), les femmes ne représentaient, d’après le ministère, que 40 % des lauréats, contre 65 % aujourd’hui.

Malgré leur plus grande réussite, elles restent encore très souvent cantonnées aux postes de principale de collège, ou d’adjointe. « Il est encore assez peu fréquent de trouver des femmes à la tête des établissements les plus prestigieux de centre-ville », note Marlaine Cacouault-Bitaud, professeure émérite de sociologie à l’université de Poitiers. Ainsi, 75 % des établissements de « catégorie 4 exceptionnelle » (les établissements sont classés de 1 à 4 en fonction de leurs effectifs, leur offre de formation, leur environnement, etc.) sont dirigés par des hommes. Une exception cependant : le département de la Seine-Saint-Denis, où « les femmes peuvent faire carrière sans payer le coût de la mobilité géographique tant les besoins y sont importants », analyse la sociologue.

Les candidats jeunes sortent également leur épingle du jeu. Pour preuve, entre 1999 et 2019, l’âge moyen des reçus au concours a baissé de dix ans, pour se fixer à 42 ans. « Ce rajeunissement de la profession répond à une volonté clairement affichée du ministère de rajeunir le corps des personnels de direction », assure Anne Barrère, sociologue de l’éducation à l’université Paris-Descartes. « Avec derrière, l’idée que les jeunes sont plus entreprenants, créatifs, innovants et davantage tournés vers le numérique. Voire peut-être également plus “sensibles” aux demandes de l’institution », avance Jean-Marc Robin, principal en disponibilité et fondateur du site concours-personnel-direction.fr.

Mais malgré un accueil plus favorable aux femmes et aux jeunes, les candidats ne se bousculent pas. Leur nombre est même en baisse constante depuis huit ans. La faute à une rémunération jugée par beaucoup largement insuffisante, au regard de la charge de travail et des responsabilités croissantes des personnels de direction. « On voit des candidats abandonner leur projet au cours de la préparation au concours lorsqu’ils réalisent, notamment lors des mises en situation, à quel point le métier est difficile », signale Jérôme Gannard, principal au collège Langevin-Wallon à Grenay (Pas-de-Calais) et membre du Syndicat national unitaire des personnels de direction (Snupden).

« Tableaux Excel »

Avec la création d’une nouvelle voie d’accès au métier de personnel de direction, le ministère espère attirer de nouveaux profils, plus à même d’appliquer ses politiques.

Un pari loin d’être gagné tant la culture professionnelle de l’éducation nationale reste éloignée des autres secteurs. Avec en outre le risque, selon Jérôme Gannard, de voir arriver à la tête des établissements scolaires « des personnes totalement hors sol, déconnectées du fonctionnement des classes, sans notion de pédagogie et qui raisonnent uniquement en tableaux Excel. » Alors même que la pédagogie est au cœur de la mission du chef d’établissement.

Peu au fait du fonctionnement particulier d’un collège ou d’un lycée et de la culture enseignante, ces « nouveaux chefs » pourraient alors être tentés de « concentrer leurs efforts sur l’application des directives ministérielles sans une traduction fine qui prenne bien en compte le contexte local », abonde la chercheuse Sylvie Condette. Or le métier de principal ou de proviseur consiste justement à reformuler, traduire et adapter ces consignes.

Autre difficulté : la gestion des ressources humaines. « Les personnes qui seront recrutées doivent avoir conscience que diriger un établissement scolaire a peu à voir avec ce qu’elles ont connu jusque-là, prévient l’universitaire Hervé Chomienne. Elles auront affaire à une population enseignante sur laquelle elles n’ont pas de réel ascendant hiérarchique et qui est viscéralement attachée à son autonomie et à sa liberté pédagogique. Appliquer telles quelles les méthodes du privé serait contre-productif. 

Des réserves que Philippe Vincent balaie d’un revers de la main. Selon lui, il n’est pas indispensable de venir de l’éducation nationale pour réussir à diriger un établissement scolaire, le métier s’étant largement ouvert. « Il y a longtemps que l’on n’anime plus de débat didactique. Nous sommes certes chargés de la politique pédagogique, mais celle-ci s’élabore de façon collective et cela s’apprend. » Un apprentissage qui peut être long, dans un contexte où « un chef d’établissement doit être immédiatement opérationnel », prévient Sylvie Condette.


Cet article paraît dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.

 

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