25 septembre 2020

Le numérique ou la vision de l’iceberg

Alors que Michel Desmurget intervenait à la conférence jeudi 24 septembre 2020 à caractère majoritairement pro-numérique « Et si on changeait l’école », il a été l’un des intervenants les plus applaudi. Ses propos sur les dangers du numérique révèlent le poison qui contamine l’éducation. Le Blog de la liberté scolaire saisit cette occasion pour publier une recension de La fabrique d’un crétin digital.

L’École numérique tient-elle ses promesses ?

La fabrique du crétin digital, Michel Desmurget, Seuil, 2019

Le confinement auquel se sont trouvés confrontés les établissements scolaires en France a rendu plus actuelle encore la nécessité d’une bonne appréhension des enjeux liés à l’introduction du numérique à l’école.

Entrée en vigueur en septembre 2016, la dernière déclinaison du désormais fameux Socle (commun de connaissances, de compétences et de culture), consacre la vocation du numérique à devenir le levier majeur de la refondation de l’école. Modernisation, innovation pédagogique, démocratisation accrue, le numérique ouvrirait aussi la voie à une meilleure inclusion des élèves en situation de handicap.

Des 5 domaines du socle, le premier, intitulé « Les langages pour penser et communiquer » mentionne la maîtrise des « langages informatiques », au même titre que la langue française ou les « langages mathématiques » (…et ceux « des arts et du corps ») comme un des objectifs majeurs de la scolarité obligatoire.

Quant au second domaine, « les méthodes et les outils pour apprendre », passées quelques recommandations hétéroclites sur la nécessité d’enseigner à l’élève la gestion de son temps et le travail collaboratif, il fait des « outils numériques de communication et d’information » la source incontournable à laquelle doivent désormais s’abreuver les jeunes intelligences.

A l’appui de cette orientation théorique, le Plan Numérique pour l’Education a fait pleuvoir depuis 2015, telle la manne sur les Hébreux au désert, des tablettes qui, sans doute, ont enfin ouvert aux collégiens un monde de savoir jusqu’alors inaccessible.

Pour ceux qui se prendraient à espérer de cette digitalisation à marche forcée l’avènement d’un New Age scolaire, une partie de La Fabrique du Crétin digital, récent ouvrage de M. Desmurget, neuroscientifique connu de longue date pour ses avertissements relatifs aux dangers des écrans chez les jeunes, vient, à propos, dissiper toute ambiguïté.

Commençons par distinguer avec lui, dans cette nébuleuse notion d’ « école numérique », l’apprentissage du numérique lui-même et de ses outils / de l’apprentissage par le numérique.

Dans le premier cas, il s’agit de définir quelles connaissances informatiques et quels logiciels méritent de se voir allouer un temps qui sera de facto retiré aux apprentissages traditionnels. Lesquels, avec quel ordre de priorité, et à quel âge ? Certes, Word, Excell, et tant d’autres outils, sont devenus des auxiliaires indispensables au professionnel ou au chercheur, le libérant de tâches intellectuelles fastidieuses et devenues subalternes à son niveau de compétence.

Mais justement, pour cette même raison, ils privent incontestablement le cerveau d’une partie de ses « substrats nourriciers ». Plus nous déléguons nos activités cognitives à la machine, et « moins nos neurones trouvent matière à se structurer, à s’organiser et à se câbler. » (p.231). Si bien qu’en contexte scolaire, la concurrence entre l’apprentissage du digital et le développement intellectuel de l’enfant ne s’opère pas seulement par le biais du temps soustrait aux « savoirs de l’ancien monde ». Il faut aussi reconnaître l’impact objectivement négatif d’outils par ailleurs remarquables, quand ils sont offerts à mauvais escient à des intelligences immatures.

Et M. Desmurget de conclure, après avoir évoqué une étude établissant que les enfants qui apprennent à écrire sur ordinateur ont beaucoup plus de mal à retenir les lettres que ceux qui apprennent avec une feuille et un crayon : « Si vous voulez rendre aussi difficile que possible l’accès d’un enfant, d’abord au monde de l’écrit, puis à l’univers de la réussite académique, soyez (…) progressiste : (…) oubliez la plume ; passez directement, dès la maternelle, à Twitter et au traitement de texte. » (p.232)

Mais au fond, quand on parle d’ « école numérique », on songe le plus souvent à l’apprentissage par le numérique (qui nécessite, bien sûr, un minimum de maîtrise des outils informatiques, puisque sans savoir allumer un ordinateur on sera bien en peine de pouvoir exploiter les infinies ressources pédagogiques qu’il promet). La question se pose alors en ces termes : dans quelle mesure et jusqu’à quel point est-il pertinent de confier à la médiation numérique l’enseignement des savoirs non digitaux ? C’est ici qu’interviennent les fameuses TICE (technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement), créditées depuis une dizaine d’années d’un potentiel pédagogique presque miraculeux.

En France, quelque soient les formules jargonnantes et alambiquées visant à les définir, les TICE consistent essentiellement à proposer aux élèves des outils connectés pour leur permettre d’accéder à des contenus en ligne ou les inciter à « chercher » de l’information sur le web, en vue d’exposés à présenter à la classe. Cette conception de l’enseignement comporte malheureusement des écueils dont voici les deux principaux :

-D’une part, et ce quel que soit leur âge, les usages que font les élèves de ces ressources sont avant tout distractifs. Il y a peu, la direction d’une grande université lyonnaise, constatant l’engorgement de ses structures informatiques, a mené une analyse des flux au terme de laquelle il est apparu que la bande passante était massivement utilisée à destination d’applications externes telles Snapchat, Instagram ou Youtube, et très marginalement vers les ressources universitaires.

« La fiction d’un usage vertueux des ressources numériques mises à disposition des élèves se fracasse donc cruellement sur la réalité des pratiques nuisibles. » (p. 239)

Tels autant de brèches dans les murs de ces temples du savoir autrefois sanctuarisés qu’étaient les écoles, les outils numériques sont, par leur simple présence, corrélés à de fortes déperditions d’information. C’est vrai bien sûr pour l’ordinateur censé aider à la prise de notes, alors même qu’il offre à l’étudiant toutes les sources de déconcentration possibles par le biais de la connexion.

Mais il est également avéré que la simple présence sur une table d’un smartphone qui ne sonne pas, ne vibre pas, ni même ne s’allume (donc ne reçoit aucun appel ni message pendant un cours), induit un déficit conséquent d’apprentissage, tant est grande la force d’attraction de cet appareil, vers lequel notre conscience se porte de manière réflexe, effectuant d’incessants et compulsifs aller- retours, dans la crainte de manquer une information qui y serait parvenue à son insu (c’est la fameuse FOMO, fear of missing out).

-D’autre part, professer la capacité d’internet à mettre à la portée de tous les savoirs du monde, présupposant que chacun sera en mesure de filtrer et traiter les millions d’informations livrées par un moteur de recherche au surfeur néophyte, relève d’un angélisme bien étonnant.

Chacun sait qu’à supposer que Google ait répondu de manière pertinente aux mots clés reçus, même les sites supposément dignes de confiance sont loin d’être toujours exempts d’erreurs ou de partialité. Mais surtout, la structure « dédaléenne et labyrinthique de la toile » est inadaptée à une intelligence en construction, qui demande au contraire un déroulement linéaire de l’information pour pouvoir l’assimiler de manière durable.

Enfin, l’internalisation préalable d’un certain nombre de savoirs conditionne la compréhension des données rencontrées ultérieurement ; autrement dit, des élèves dépourvus de connaissances disciplinaires précises déjà intégrées ne sauront que faire de celles qui s’offriront à eux, en pagaille, sur internet.

Dans les pays « en avance » sur la France en matière d’école numérique, il n’est pas rare que les élèves arrivent en classe pour allumer leur tablette et pratiquer mathématiques ou orthographe par le biais de programmes ludiques, progressifs, et autocorrectifs. Là encore, les études les plus récentes –PISA pour ne citer qu’elle -, ont pu mesurer que les résultats des élèves aux tests standardisés sont inversement proportionnels aux investissements effectués pour équiper les classes de ces outils miracles, qui, finalement, consacrent le progressif effacement du facteur humain (incarné et présentiel !) au profit de la technologie.

Dotés depuis une dizaine d’année, en France, de la noble mission de « metteurs en scène du savoir », les professeurs sont parfois déjà, ailleurs, devenus de simples « garde-chiournes 2.0 », selon l’expression de Desmurget, « facilitateurs » chargés d’encadrer des classes d’élèves apprenant seuls face à leur ordinateur, dont ils règlent les inévitables petits problèmes techniques. Ces « classes digitales » existent notamment déjà en Floride et en Idaho.

Coté université, c’est le MOOC qui s’est récemment trouvé paré de toutes les vertus par les thuriféraires de l’école numérique. Selon un journaliste supposément expert de la question éducative, il permet de passer « de l’école qui enseigne à l’école où on apprend », proposant un mode d’accès au savoir plus efficace, mobilisateur et incitatif, assorti de riches ressources complémentaires, de séries d’exercices intermédiaires évitant l’installation des lacunes, créant une communauté étudiante enfin ( !) reliée et solidaire, qui limite le décrochage.

Encore une fois, ces hyperboles ne résistent pas à l’épreuve des faits. Ainsi, à l’université de Pennsylvanie, un cours de microéconomie introduit récemment n’a vu, sur ses 35819 inscrits, que 886 (2,5%) arriver à l’examen final, dont seulement 724 (2,1%), obtinrent leur certification. Il s’avère en réalité que si le MOOC peut faire preuve d’une grande efficacité chez des élèves dotés d’une solide maturité intellectuelle et d’une forte motivation, il est, pour la grande majorité des étudiants, un mode infiniment plus astreignant d’apprentissage qu’un cours dispensé par un enseignant qualifié.

À défaut d’une réelle plus-value pédagogique, c’est finalement dans des considérations économiques qu’il faut chercher l’origine de l’engouement pour la digitalisation de l’enseignement, la taille du corps professoral étant la variable d’ajustement la plus impactante pour les décideurs qui tiennent la calculette…

A la lecture de l’analyse de Desmurget, il apparaît ainsi qu’aucun étai solide ne vient à l’appui du nouveau dogme qu’est l’école numérique. Encore faudrait-il ajouter à ces considérations focalisées sur la pertinence scolaire de ces politiques, un éclairage sur leurs risques déontologiques.

Combien de parents se demandent actuellement quel traitement sera fait des données et traces numériques de plus en plus nombreuses produites par leur enfant au cours de sa scolarité ? En juillet 2019, un rapport de la Cour des Comptes sur le Plan Numérique s’inquiète de la domination des entreprises privées sur les logiciels de gestion de la vie scolaire (notamment Pronote), et du risque de récupération des fichiers élèves par les Gafa. Et que dire du Livret Scolaire Unique qui, à partir depuis 2016, centralise en un seul document numérique toutes les évaluations et bilans périodiques des élèves, du CP à la troisième ?

Si l’école numérique ne semble pas à même d’assurer une construction intellectuelle efficace et la réussite scolaire aux élèves du XXIème siècle, il est à craindre qu’elle soulève des difficultés collatérales inattendues avec lesquelles il faudra compter à l’avenir.

Marie CARRIÈRE, Enseignante.

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